Le Dict de Padma
En avril 1911 Gustave-Charles Toussaint rejoint le monastère de Lithang à 4 000 mètres d’altitude, sur les flancs de la montagne Yanzhishan, à l’est du Tibet. Dans la bibliothèque de cette lamasserie il découvre un document daté d’au moins trois siècles, mais dans un état de parfaite conservation. Le manuscrit du Padma Thang Ying, grand maître spirituel indien, compte 380 feuillets et 34 000 vers. Le premier est protégé par un voile de soie blanche. L’écriture est, d’un bout à l’autre, d’encre argentée sur laque noire. Visiblement il a été rédigé par plusieurs scribes, de calligraphie inégale. Le principal auteur serait celui du lama « çes Rab’ Od Zer ». Le titre est écrit en langue d’oddhijâna avant de l’être en tibétain : histoire des existences du guru Padmasambhava; qui a fondé le lamaïsme. Dès les premières lignes, on cite le nom de Thon Mi, qui dota le Tibet d’une écriture. Gustave-Charles Toussaint mesure d’emblée la chance extraordinaire d’avoir ce manuscrit du XIV e siècle entre les mains. Ce mystérieux et hermétique poème religieux tibétain de 108 chants constitue la geste ésotérique et lyrique du guru Padmasambhava. Gustave-Charles Toussaint va consacrer plus de 17 ans de sa vie intellectuelle à traduire en français cette geste. Publiée en 1933, sous le titre de Dict de Padma, dans la Bibliothèque de l’Institut des Hautes Études chinoises, cette traduction du poème est jugée de tout point admirable par les initiés. Gustave-Charles Toussaint a été ainsi classé au tout premier rang des savants orientalistes non seulement de France, mais de l’Europe. Ce livre est un témoignage de la pensée bouddhique telle qu’elle prévalait au Tibet, après la chute de l’empire mongol. La geste, si elle évoque à souhait les temps anciens, les hautes figures, les pays profonds et les montagnes blanches, touche à l’universalité et porte à la transcendance.
Le manuscrit du Padma Thang Ying a été légué à la Bibliothèque Nationale de Paris le 27 mai 1949 provenant du don (45 pièces) de Madame Toussaint, son épouse et de François Toussaint, son fils, au Musée Guimet en 1939.
Le Guru Padmasambhava
Appelé par les tibétains Guru Rinpoché (le Précieux Guru) au XI e siècle, Padmasambhava est un guru de la région du Swat apparu au Tibet au VIIIe siècle. Originaire de l’Oddiyâna, contrée située au nord-ouest de l’Inde (Afghanistan ou Pakistan actuels). Après de nombreux voyages et des études dans les divers pays de l’Inde, il s’est fixé à Nâlanda. C’est de là qu’il partit d’abord pour le royaume bouddhite du Népal, puis pour le Tibet. C’est son histoire, et celle de son enseignement, qui est l’objet du Dict de Padma. Il prêcha un bouddhisme adapté au Tibet. Il introduisit des notions de shivaïsme de son pays d’origine, l’Inde. Ce maître aux pouvoirs exceptionnels est considéré par les Tibétains comme l’introducteur du Vajrayâna dans leur pays. Il adopta les divinités effrayantes de la religion Bön qui prévalait au Tibet. On lui attribue la fondation du premier grand monastère à Samyé en 749.
Le Dict de Padma narre l’histoire intégrale des existences de Padmasambhava. Le Bouddha Sakyamuni avait annoncé sa venue en ces termes : « Au pays d’Oddiyâna je paraîtrai moi-même et , sous le nom de Padmasambhava révélerai la doctrine des formules secrètes ». Cette doctrine est connue sous le nom de Mantrayâna, ou Vajrayâna, la voie de la transmutation des poisons en sagesses. Padmasambhava apparaît ainsi comme le Maître de la Transmutation, revêtant une infinité de noms et de formes destinés à métamorphoser les énergies. Comme dans tous les grands textes sacrés, on y trouve les dimensions philosophiques, religieuses, thérapeutiques, symboliques et même prophétiques, ce livre contenant des prophéties étonnantes. La vie de Padmasambhava n’est, bien sûr, pas ordinaire tout comme sa naissance et sa disparition, cette biographie non plus, c’est un Terma, un enseignement caché par Padmasambhava afin qu’il soit retrouvé au moment approprié par un révélateur des générations futures et qu’il libère ainsi un rayonnement de connaissance adapté aux difficultés de l’avenir. C’est pourquoi ce livre est considéré comme un trésor par toute les écoles du bouddhisme tibétain.
Sur les représentations, le guru Padmasambhava porte la coiffe rouge des Nyingmapa, le vajradans la main droite, emblème de puissance, et son emblème particulier le Khatvanga reposant sur son épaule gauche. Dans sa main gauche il étreint une calotte crânienne.
À propos du Dict de Padma,
Édition 1933, Gustave-Charles Toussaint écrit au paragraphe « argument liminaire » le texte suivant :
« Ce livre est un témoignage de la pensée buddhique, telle que, après la chute de l’empire mongol et dans l’école de la Grande Perfection, elle prévalait au Tibet. Quelques concepts divergents s’y mêlent de façon adventice, les uns empruntés à la Chine, les autres hérités, par les Bönpo, des chamans immémoriaux de la Haute Asie.
Nous sommes ici en plein tantrisme, comme l’attestent les caractères de la théogonie, le rôle élaboré des symboles et l’aspect ésotérique général. La tradition religieuse primitive n’est d’ailleurs pas méconnue et le souci s’avère d’y rattacher les enrichissements qui ont suivi.
Tel quel, le texte n’est pas sans poser diverses questions peu faciles, certaines même susceptibles de rester insolubles sans la connaissance des secrets initiatiques.
Spécifiquement, l’ouvrage contitue la geste de Padmasambhava, le fameux Guru qui fonda le Lamaïsme. Parmi les données latérales qui s’y trouvent intégrées, figurent de curieux renseignements sur le règne de Khri srong Ide’u btsan, duquel un code est même cité. Requièrent aussi l’intérêt les mentions touchant les Bönpo, notamment celles qui concernent la traduction en tibétain de leurs Ecritures, d’une langue originale qui semblerait avoir appartenu au pays de Zang Zung. Sont en outre, et sous forme de prédiction, relatés plusieurs événements ou épisodes des expéditions mongoles au Tibet ».
Malgré quelques énonciations anormales, et que le mythe ne suffit pas à expliquer, la geste évoque à souhait les temps, les hautes figures, les pays profonds et les montagnes blanches. Elle emprunte aussi son ampleur tant au sens de l’Universel qu’à l’héroïsme transcendantal.
C’est à la lamaserie de Lithang, le 3 avril 1911, que j’acquis le Ms. qui m’a servi de base. Il paraît ancien d’environ trois siècles et il est excellent état de conservation. Il consiste en un in-folio, d’un quart moins grand que les volumes canoniques, lié d’une courroie et contenu entre deux planchettes. Celle du dessus, taillée en biseau et décorée d’arabesques, porte en ranja dorée la formule Om mani padme hum et autres.
Les feuillets sont au nombre de 380 et numérotés de 2 à 374, la pagination étant indiquée, en toutes lettres sauf pour les centaines, dans un cartouche à gauche du recto. Les folios 231 et 232 sont intervertis. Cinq autres, 239, 240, 241, 242 et 369 sont dédoublés. Un qui se trouve inclus entre 312 et 313 n’a pas de numéro; en revanche 339 et 340 sont réunis en un seul. Le premier feuillet est protégé par un léger voile de soie blanche, le dernier n’est qu’une feuille de garde. Presque tous sont encadrés de filets rouges, quelques-uns ornés de rosaces de même couleur.
L’écriture est, d’un bout à l’autre, d’encre argentée sur laque noir. Plusieurs scribes, de calligraphie inégale, se sont succédé dans la confection du Ms.
Celui-ci a été révisé, comme en témoignent les renvois, interlignes, grattages, surcharges, ratures et parenthèses de suppression. Il n’est cependant pas encore exempt de fautes.
On y voit les particularités traditionnelles des livres gterma, livres de révélation soi-disant cachés comme trésors et dont la mise au jour est censée dévolue à des découvreurs prédestinés. Ainsi en est-il des chroniques afférentes à Padmasambhava, et précisément du Padma Thang Yig. Le sigle initial, au lieu de la forme emblématique de Om, en affecte une autre, qui semble pouvoir être assignée à Am. Au çad de ponctuation se substitue un signe rappelant le visarga, à savoir deux petits cercles superposés, que sépare le plus souvent un trait horizontal. Tous les feuillets, dans le cartouche marginal, sont marqués du mot mystique Hrï, alias Hri. En tête du Ms. figurent quatorze syllabes, sept par sept, en caractères des Dakinï, et une formule de secret juré, en caractères de même sorte, scelle invariablement tous les chapitres.
Le titre est libellé, selon la rubrique liminaire : Histoire des Existences du Guru Padmasambhava – et, selon la mention terminale de chaque chapitre : Histoire en teneur intégrale des Existences du Guru d’Oddiyâna Padmasambhava. Le colophon donne en outre : Le Dict de Padma– Histoire intégrale des Existences de Salut – et enfin : Testament de Khri srong Ide’u btsan.
A en croire une mention expresse du folio 367, l’ouvrage serait traduit d’un Ms. En forme sanskrite, à feuillets jaunes.Néanmoins, c’est en langue d’Oddiyâna et non en sanskrit qu’est énoncé, avant de l’être en tibétain le titre qui ouvre le livre. Aussi bien, contexture intrinsèque, aspects saillants des récits, date médiévale tardive, tout dissuade d’accorder créance à l’assertion, apparemment emphatique, qu’il y ait eu un original sanskrit. Le Dict de Padma ne saurait avoir été écrit qu’au Tibet, en tibétain, à moins qu’il ne faille admettre que quelque prototype en langue de l’Oddiyâna ait existé.
Le colophon donne une date cyclique, Dragon d-Eau, qui pourrait être 1412. il comporte de même divers noms de lieu, ceux notamment des monastères de Gzu et de Kathog rdorje, enfin l’indication de sept personnages ayant contribué à l’établissement du texte et desquels çes rab’od zer apparaît le principal.
Accessoirement au Ms. De Lithang, j’ai utilisé une autre recension, presque identique mais xylographiée, que j’ai trouvée à Pékin, visiblement l’édition de 1839. Encore que loin d’être elle-même impeccable, elle m’a aidé à fixer certaines lectures douteuses, à restituer des mots omis, à déceler des fautes. Mais, dans les variantes, j’ai retenu de préférence les leçons du document de Lithang. Une version mongole a aussi été consultée. »
Le Dict de Padma est un poème, en cent huit chants d’étendue variable
« Réserve faite des longueurs et des répétitions, ces dernières limitées à trois cas, le poème est composé avec art. Rarement, à travers une affabulation variée, se ralentit l’élan, si l’on excepte les catalogues de textes ou de personnages.
La langue ne contient pas de véritables archaïsmes. Sans différer trop du tibétain classique, elle ne laisse pas d’avoir sa physionomie propre et offre, outre certains termes du langage parlé, nombreuses formes du dialecte occidental.
De ci de là sont intercalés des mots sanskrits, exceptionnellement une petite phrase. Les noms indiens sont tantôt transcrits, tantôt traduits. Il en est de même des noms mongols. Les noms chinois transcrits se montrent pour la plupart difficiles à restituer.
L’expression parfois s’attarde ou se contourne, et souvent les spécifications numériques l’encombrent. Elle n’en est pas moins apte, dans l’ensemble, à illustrer la richesse des thèmes.
Autant qu’on puisse parler de métrique, le vers dominants est l’ennéasyllabe, en longue séquences. De temps à autre figurent, en stances, des vers plus courts. Il s’en rencontre aussi d’onze et treize syllabes, même associés en distiques. Les vers sont habituellement de césure heureuse et embellis d’allitérations.
Divers accents se succèdent dans l’incantation. Elle passe et repasse du dithyrambe au cauchemar macabre, du vertige évocatoire à l’objurgation, d’un réalisme véhément et sombre à la sécheresse didactique, mais aussi à la ferveur, à l’épopée, à la prophétie ».
Le Padma Thang Yig a déjà donné lieu à de substantielles études…Tous ces travaux laissaient encore place à l’effort. Je l’ai, vaille que vaille, entrepris, m’éclairant par intervalles des conseils d’amis savants tels que Sylvain Lévi, Paul Pelliot, Louis Finot, Jacques Bacot, Jean Rahder, le baron de Staël-Holstein. Je dois aussi de précieux avis à André d’Hormon. Et je ne veux pas oublier non plus les indications que m’a données le professeur Ryosaburo Sakaki.
Seule une annotation occasionnelle accompagne le présent essai de traduction, d’ailleurs assez aventureux lui- même en l’état actuel des déchiffrements.
Pour ce qui est des équivalences, elles sont en grande majorité empruntées à la Mahâvyutpatti, au Hôbôgirin et à l’usage.
Les fragments publiés précédemment au Bulletin de l’École Française d’Extrême-Orient (XX,4), au Journal Asiatique (tome CCIII, 1923) et dans Études Asiatiques ( Paris, Van Oest, 1925) avaient à être revus, et j’ai dû, outre les remaniements de forme, opérer certaines rectifications. Aussi bien, un travail comme celui-ci, poursuivi en pays divers et souvent loin des bibliothèques, ne saurait être définitif. Il pourra marquer une étape dans l’étude d’une œuvre encore peu connue et digne fille du génie tibétain.
Affres de visions, lambeaux d’annales, âpres appels vers la sagesse, voici donc le Dict de Padma.
Et je salue le lama çes rab’od zer, qui dut grandir en quelque hameau glacial, dans l’ouest farouche, puis, une fois lourd de savoir et hanté par les grandes légendes, grava lentement de ce décret les tables au signe du mystère ».